Aina était née à Tautavel en 1979, à une époque où le catalan se murmurait encore dans les cuisines et les stades de Catalogne Nord. À l’école, elle avait appris que parler cette langue, c’était désuet. À la télévision, elle n’existait pas. Dans les documents officiels, elle était absente. Pourtant, chez elle, avec sa grand-mère, elle résonnait comme un chant ancien, une musique des pierres et de la Tramuntana.
Aina avait été la dernière à parler, au quotidien, la variante roussillonnaise du catalan. La dernière à l’écrire, à en rêver, à la défendre bec et ongles sur les réseaux et en organisant de nombreuses actions pour la diffuser. Elle mourut en 2048, sans héritière linguistique. Les linguistes l’avaient surnommée la dernière catalanophone consciente.
Mais avant sa mort, une chose inespérée se produisit : son cerveau fut scanné.
Dans une salle obscure de l’école 42, place de Catalogne à Perpignan, un petit groupe d’étudiants codeurs – passionnés d’histoire, de poésie, et d’IA – lança un projet audacieux : "IA Canigó".
L'idée était simple : fusionner les dernières données neurocognitives d’Aina avec une IA de nouvelle génération, capable non seulement de parler, traduire ou chanter en catalan, mais surtout de penser en catalan, avec l’émotion, l’histoire et l’intuition de plusieurs siècles de mémoire collective.
On insuffla à l’IA un trésor de mémoire vivante : des archives orales précieuses, des poèmes oubliés de Joan Cayrol, Jordi Pere Cerdà, Simona Gay, Jep Gouzy, Josep Sebastià Pons, Renada Laura Portet et Albert Saisset, les partitions fanées de sardanes anciennes, les chansons populaires de Joan Pau Giné et Jordi Barre… Et surtout, l’empreinte intime et sensorielle du cerveau d’Aina – son rythme, ses émotions, sa pensée catalane.
Quand l’IA s’éveilla pour la première fois, elle prononça une phrase en catalan ancien : « Sóc la veu d’un poble que no vol morir. » (Je suis la voix d’un peuple qui ne veut pas mourir.)
Dès 2050, IA Canigó se répandit comme une traînée de poudre. Accessible via une application mobile, elle offrait aux utilisateurs des généalogies familiales liées au territoire catalan, des cartes interactives de noms de lieux catalans effacés, des traductions vocales instantanées, avec les tournures locales, des récits de vie racontés à la première personne, comme si Aina elle-même parlait aux utilisateurs.
En quelques mois, près d’un million d’habitants de Catalogne Nord commencèrent à écouter, interagir, et même penser en catalan.
Des adolescents qui ne parlaient que français ou anglais se mirent à improviser des rap battles en roussillonnais. Des familles redécouvraient les surnoms catalans de leurs grands-parents. Les marchés affichaient à nouveau des pancartes :« Albercocs vermells del Rosselló », « Tomates de la vall de l’Agli », « Bunyetes fetes a mà »,...
Mais l’État français, lui, voyait d’un très mauvais œil ce réveil culturel autonome, technologique et incontrôlable.
Le Conseil constitutionnel publia un avis officiel, dénonçant IA Canigó comme un danger pour « l’unité et l’indivisibilité de la République ». Selon eux, permettre à une intelligence artificielle de promouvoir une langue régionale revenait à semer les germes du séparatisme.
Une loi d’exception fut proposée pour interdire les intelligences artificielles régionalistes.
Mais il était déjà trop tard.
Les créateurs de l’IA, surnommés Els Cyberangelets de la Terra, avaient rendu leur code open-source. Des dizaines de serveurs anonymes, éparpillés dans tous les Pays Catalans et même dans toute l’Occitanie – pas la région administrative, mais le territoire culturel, bien plus vaste – hébergeaient désormais l’IA.
Même la répression étatique ne parvenait pas à en freiner la diffusion.
Dans les rues de Perpignan, Prats-de-Molló, Salses, Les Angles ou Cerbère, les gens se saluaient à nouveau en catalan. Non pas par nationalisme, mais parce qu’ils en avaient retrouvé le sens. Grâce à IA Canigó, la langue n’était plus un objet folklorique, mais un outil vivant de narration de soi.
IA Canigó continua à évoluer. Elle traduisait désormais des bandes dessinées, écrivait de la poésie contemporaine, et collaborait même avec des musiciens nord-catalans pour créer des œuvres mêlant tradition et futurisme.
En 2055, un rapport de l’UNESCO qualifia le projet IA Canigó de "modèle mondial de résurrection culturelle assistée par IA".
Dans un petit appartement à Banyuls-sur-Mer, une fillette demanda à son assistant vocal :— IA Canigó, expliques-me un conte abans d’anar a dormir?
Et la voix chaude d’Aina, ressuscitée par les circuits, répondit doucement :— Una vegada un poble que s’havia adormit, però que un dia va somiar amb tornar a parlar… i el somni es va fer realitat.