Le 23 avril est le jour de la célébration de la fête de Saint Jordi, patron de la Catalogne, qui – dans les médias - porte aussi le nom de la journée du livre et de la rose. C’est une fête qui est célébrée dans tous les Pays catalans mais qui depuis quelques années a dépassé largement ce cadre et on voit apparaître à Tokio, New York ou Paris des stands où on vend ce jour-là des roses - souvent accompagnées d’un épi de blé avec un ruban aux couleur catalanes - et des livres. Dans les grandes villes catalanes c’est une fête spectaculaire où l’ambiance de fête envahit les rues, malgré le fait qu’elle ne soit pas officiellement chômée.
La rose, initialement le cadeau classique et symbolique que fait le prétendant à sa bien-aimée avec des références chevaleresques, est maintenant devenu un symbole d’amitié qu’on offre à des personnes qu’on aime bien, sans forcément tenir compte de la connotation d’origine. Cette tradition date du XVème siècle et est dès le début liée à la célébration de la fête de Saint Jordi. C’est donc une tradition ancienne. Elle aurait même des racines romaines et serait en relation avec les offrandes florales à la déesse Flora. L’épi, initialement un symbole de fertilité, devient avec le temps le rappel que l’été se rapproche.
Le livre est un élément qui n’apparaît que dans les années vingt du siècle dernier. C’est initialement une initiative des éditeurs pour promouvoir la littérature, or dès le début ce geste est compris comme un moyen pour faciliter la diffusion de la production littéraire catalane. En effet lors du renouveau du sentiment catalan au XIXème siècle, la “Renaixença”, après cent ans de dure répression de la langue catalane en Espagne, la littérature devient le seul refuge de la catalanité. Curieusement ceci fait penser à l’importance de la Torah après la destruction du Temple de Jérusalem qui devient le refuge du judaïsme. Il n’y a pas d’État, mais il y a la parole écrite ! En Catalogne, la poésie, les concours de poésie, les “Jocs florals” deviennent le premier support des futures revendications nationales. Maintenant, dans le cadre des célébrations de la Diada de Saint Jordi, le livre devient le symbole de la culture en général, sans perdre totalement son impacte spécifiquement catalan.
Mais pourquoi cette “Diada” se célèbre justement le jour de la Saint Jordi ? Ce Saint, un martyre légendaire, que la tradition situe en Cappadoce, joue un rôle important dans l’imaginaire catalan. D’une part à travers la légende du combat de Saint Georges avec le dragon, et d’autre part lors des combats des armées chrétiennes contre les Maures dans la Péninsule ibérique.
La légende nous raconte qu’un dragon effrayant terrorisait la ville catalane de Montblanc et toute sa région. Pour calmer le monstre, la population était obligée de remettre au dragon tous les jours une personne. Un jour, ce sort touchait la fille du roi. Au moment où elle quitte la ville pour se livrer à la “Bête” apparaît un chevalier sur un cheval blanc avec une armure dorée et brillante. C’est Saint Jordi qui sauve la fille du roi et vainc le dragon. Parfois la légende rajoute qu’un rosier pousse dans la flaque de sang du dragon – ce qui fait un lien avantageux avec le thème chevaleresque de la rose.
Le thème du combat de l’homme avec la Bête est omniprésent dans la mythologie humaine. Et le dragon, un genre de serpents, avec des pattes et des ailes, hante l’imaginaire humain depuis les civilisations mésopotamiennes. On pourrait même avancer la thèse que le combat entre le justicier et le monstre ne représente qu’un même et unique personnage : l’être humain avec ses contradictions innés, l’animalité et l’esprit. Dans la mythologie orientale, le dragon est plutôt un symbole positif, un porte-bonheur. La même chose se passe dans la littérature enfantine en Catalogne où le dragon devient un animal sympathique. Cette complexité souligne à nouveau l’unité intrinsèque “bête-héros” qui caractérise l’être humain.
Saint Jordi apparaît aussi plusieurs fois en tant que sauveur dans les guerres contre les Maures. On lui attribue plusieurs victoires sur l’armée maure, notamment la victoire lors de la bataille d’Alcoraç en 1094 où Pere I remporte la victoire sur la puissante armée du roi arabe Almoçaben de Saragosse. Pour remercier le Saint, le roi le nomme patron de la chevalerie et le culte de Saint Jordi se répand dans tous les pays de langue catalane et au-delà. A Valence officiellement à partir de 1243, à Majorque en 1407 et en Catalogne en 1427. A partir du XVème siècle Sant Jordi est considéré le patron des Pays catalans, Catalogne, Pays valencien, les Baléares et également de l’Aragon. Évidemment l’intervention légendaire du Saint veut tout simplement justifier et “sanctifier” les guerres de conquête des armées chrétiennes contre les Maures.
Ils restent des traces intéressantes de cette époque dans l’imaginaire catalan. A Alcoi, Cocentaina et dans beaucoup d’autres villes du Pays valencien, comme d’ailleurs à Majorque avec un contenu légèrement différent, on célèbre des fêtes appelés “Maures et Chrétiens” qui remémorent ces batailles. Ce sont des mises en scène spectaculaires qui attirent toujours beaucoup de spectateurs. Les “Moros i Cristians” les plus importantes ont lieu justement le jour de Saint Jordi.
Il y a donc des liens puissants symboliques entre ce personnage légendaire et la Catalogne. La “Renaixença” culturelle du XIXème siècle établit tout naturellement le rapport entre la catalanité et le 23 avril. Et quand les éditeurs du XXème doutent entre plusieurs dates pour fixer le jour du livre et de l'édition, ils choisissent finalement le même jour pour faire le lien avec la culture catalane. La fête de Saint Jordi est devenue la fête de la catalanité, de la rose, du livre et de l’amitié.
Michel Leiberich, professeur d'Université (Palau del Vidre)